La grogne des joueurs de poker en ligne
LEMONDE.FR 29.06.10
Le milieu amateur et professionnel du poker gronde à quelques heures de la légalisation du marché français, estimé à 300 millions d'euros de chiffre d'affaires. Au point que certains joueurs professionnels ont décidé de s'expatrier pour préserver leurs revenus, qui peuvent s'élever à plusieurs milliers d'euros.
Deux points de la loi attisent en particulier la colère des joueurs expérimentés : l'impossibilité de jouer avec des étrangers et la nouvelle taxation étatique. Le texte prévoit en effet que les joueurs français ne pourront jouer que sur les sites certifiés par l'Autorité de régulation des jeux en ligne, l'Arjel. Exit donc les parties sur les sites étrangers. Ces derniers, s'ils souhaitent exercer en France, doivent ouvrir un site réservé au marché français, puis obtenir l'agrément de l'Arjel. Joueurs français et étrangers ne peuvent donc plus se mélanger.
"STOPPER L'AMÉLIORATION DU NIVEAU DES JOUEURS FRANÇAIS"
"L'Etat français vient de m'enlever ce qu'il y avait de plus beau dans le poker. Alors que je faisais des parties endiablées contre des Américains, des Allemands, des Chinois… Tout cela est fini et c'est bien triste !", se désole Maxime, un joueur de 18 ans.
Mais les conséquences de cette séparation des joueurs vont bien plus loin. Qui dit moins de joueurs dit moins de mises, donc des tables moins intéressantes. "Le jeu principal auquel je joue [Pot Limit Omaha] n'est pas le jeu le plus joué, et ne sera probablement presque pas joué sur les sites franco-français, car peu populaire en France, explique Matthieu, étudiant. De plus, les limites, c'est-à-dire l'enjeu financier, avec lesquelles je joue seront probablement trop hautes pour que je puisse avoir des adversaires français." Actuellement, Matthieu peut verser jusqu'à 1 000 euros par partie.
"Je pense qu'il sera difficile de trouver suffisamment de joueurs aux tables correspondant aux enjeux financiers auxquels je suis habitué, ce qui affecterait fortement mes revenus", confirme Sébastien, joueur professionnel depuis trois ans, qui pointe une autre conséquence de long terme : "La popularité du poker en France est récente, et les joueurs français ont la réputation, notamment auprès des Américains, d'être le plus souvent des adversaires au niveau assez faible. L'impossibilité de se confronter aux joueurs de tous les pays lors des cash games et des tournois va stopper net l'amélioration du niveau général des joueurs français, qui commençait à se faire sentir."
UNE TAXATION REMISE EN QUESTION
L'autre grande source d'inquiétude est la taxation que l'Etat français va mettre en place sur les parties de poker. "Les professionnels n'étaient pas contre le principe d'une taxe. Elle est juste très mal faite", explique Vincent, joueur depuis six ans, passé professionnel il y a quelques mois.
Plutôt que de taxer les sites ou les bénéfices des joueurs, le législateur a choisi de prélever un pourcentage sur chaque mise, fixé pour le moment à 2 % dans la limite d'un euro par mise. Sur le papier, cela ressemble à la commission – dite rake – que prélèvent les sites de poker en ligne, située en moyenne à 4 % dans la limite de trois dollars par mise. Mais selon les projections des joueurs, cela devrait faire baisser drastiquement les gains, voire même les empêcher de gagner de l'argent.
Les revenus issus du poker sont en effet très fluctuants et il faut jouer beaucoup et bien pour espérer en vivre, comme Florent, professionnel émargeant à 8 000 dollars de gains par mois. "Il faut comprendre que le poker est un jeu où il y a une toute petite chance de gain, souligne Vincent. Sur une table à 100 dollars l'entrée, un bon joueur va gagner au mieux 10 dollars de l'heure." La hausse de près de 40 % du prélèvement (rake et taxation) devrait donc baisser mécaniquement le bénéfice du joueur, jusqu'à l'annuler pour les petits joueurs. D'autant plus que le texte prévoit de prélever aussi la taxe avant le flop, c'est-à-dire avant que trois cartes ne soient dévoilées, alors que les sites ne prennent leur commission qu'après le flop. La taxation s'exerce donc dès les premières mises du jeu.
EXPATRIATION DES PROFESSIONNELS
"Les personnes responsables de cette loi ne comprennent pas que ce qui rapporte le plus à la salle de poker en ligne sont les joueurs réguliers, ceux qui jouent sur vingt tables tous les jours", s'inquiète Gilles. "Les commissions versées représentent pour beaucoup plus que leurs gains réels. C'est pourquoi beaucoup de joueurs professionnels vivent du rakeback, c'est-à-dire la part des commissions reversées par la salle en ligne aux joueurs en remerciement de leur fidélité." Grâce au rakeback, le joueur récupère 25 à 40 % de la commission qu'il a versée au site Internet. Un remboursement partiel non négligeable pour les professionnels.
David, qui vit exclusivement du poker, a ainsi obtenu 21 000 dollars de rakeback depuis début janvier, auxquels doivent s'ajouter 33 000 dollars de gains, soit un revenu mensuel moyen de 8 500 dollars. Or, la législation française interdit cette pratique. "Ce qui revient à rendre encore plus difficile d'envisager de gagner de l'argent en jouant au poker", affirme Sébastien.
Que vont donc faire les joueurs professionnels, et tout ceux qui arrondissent leurs fins de mois grâce au poker ? "Ils vont partir ou employer des moyens détournés pour pouvoir jouer sur les sites étrangers", estime Vincent. "Les deux destinations les plus prisées sont Londres et la Thaïlande, grâce à leur taxation avantageuse."
Certains n'ont pas attendu l'application de la loi pour quitter la France. David, qui vit exclusivement du poker depuis plusieurs années, a choisi la Bulgarie. "Je n'ai pas eu d'autre choix que de m'expatrier à l'étranger en compagnie de ma femme et de mon enfant. Rester en France aurait été pour moi synonyme de la fin de mon activité."